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Communiquer le désir et autres pratiques politiques incarnées

On pense souvent que la communication de notre désir se cantonne à l’intimité des quatre murs de nos chambres et à nos relations personnelles.

À propos des auteurs

Portrait of Louise Malherbe

Louise Malherbe est une programmatrice/commissaire de films et une critique de cinéma basée à Berlin. Elle a travaillé comme programmatrice de films pour l’association Metropolis Cinema à Beyrouth et coordonne aujourd’hui le projet Reel Streams qui vise à soutenir la diffusion du cinéma indépendant dans la région arabe. Elle est responsable de la programmation du Soura Film Festival, un festival de films queer centré sur la région S.W.A.N.A., écrit des critiques de films pour Manifesto XXI et est depuis peu commissaire de films et de festivals pour Cinema Akil.

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Portrait of Lindiwe Rasekoala

Lindiwe Rasekoala est une coach de vie spécialisée dans ce qui touche à l’intimité et au bien-être relationnel. Elle est passionnée de santé sexuelle et contribue à des contenus en ligne. Au travers de ses propres expériences et de méthodes de recherche non conventionnelles, elle pense pouvoir combler le fossé éducatif et le manque d’accès à l’information qui existent autour du bien-être sexuel. Elle contribue à diverses émissions de radio et de télévision et a suivi une formation de coach auprès de la Certified Coaches Alliance. La mission de Lindiwe est d’éradiquer les obstacles qui entravent les conversations autour du bien-être sexuel et de donner à ses client·e·s les moyens de mieux se comprendre afin qu’ils·elles puissent avoir un mode de vie et des relations plus saines et holistiques.

Portrait Manal Tamimi

Manal Tamimi est une activiste palestinienne et une défenseuse des droits humains. Mère de quatre enfants, elle est titulaire d’une maîtrise en droit international humanitaire. Son activisme lui a valu d’être arrêtée trois fois et d’être blessée à plusieurs reprises, notamment avec des balles explosives réelles qui sont interdites sur le plan international. Sa famille est elle aussi prise pour cible : ses enfants ont été arrêtés et blessés à balles réelles plus d’une fois. Le dernier incident dont elle a été victime était une tentative d’assassinat contre son fils Muhammad, qui a reçu une balle dans la poitrine, près du cœur, quelques semaines après sa libération des prisons d’occupation où il avait passé deux ans. Sa philosophie de vie : « si on va me faire payer parce que je suis palestinienne et non parce que j’ai commis un crime, je refuse de mourir en silence ».

Portrait of Zuhour Mahmoud

Zuhour Mahmoud est la stratège en communication de Kohl. Écrivaine, rédactrice et DJ à ses heures, elle est basée à Berlin. Son travail se concentre sur les approches critiques de la musique, de la technologie et de la politique et sur leurs cycles de vie au sein de la sphère numérique. 

Communiquer le désir

et autres pratiques politiques incarnées


Communiquer le désir

Hôte: On pense souvent que la communication de notre désir se cantonne à l’intimité des quatre murs de nos chambres et à nos relations personnelles. Mais est-il également possible d’envisager ce genre de communication comme étant structurelle, une pratique qui éclairerait notre travail et la manière dont nous sommes, dont nous existons dans le monde?

LindiweJe pense que, malheureusement, l’expression de notre sexualité par le passé était restreinte. On était autorisées à l’exprimer dans le strict cadre du mariage, ce qui était permis, mais il y a toujours eu des tabous et une stigmatisation relative à toute autre forme d’expression. Évidemment, lorsqu’il est question de communication, le fait que certaines stigmatisations sont liées à l’expression de notre sexualité ou de nos désirs complique largement la communication dans la chambre ou de manière intime avec notre partenaire. Mon expérience personnelle me fait croire que si je suis beaucoup plus à l’aise à m’exprimer sur d’autres sujets thématiques ou sujets en dehors de la chambre, il m’est plus facile de construire cette confiance parce que je comprends la modalité de résolution de conflits avec cette personne en particulier, je comprends exactement comment rendre la communication spéciale avec cette personne. Ce n’est pas facile. C’est quelque chose que l’on fait tout au long de notre engagement, quel qu’il soit, qu’il s’agisse d’une relation durable ou que cela soit plus informel et ponctuel. Mais je crois que la confiance à l’extérieur peut assurément traduire la manière dont nous communiquons notre désir.

Manal
Depuis la petite enfance, les femmes sont éduquées à coups de « tu n’es pas autorisée à parler de ton corps, tu n’es pas autorisée à parler de ton désir », qui posent une lourde responsabilité sur leurs épaules, et particulièrement des filles à l’adolescence lorsqu’elles ont besoin de s’exprimer et de parler de ces questions. Donc moi, je pense que c’est un gros problème. Tu sais, je suis mariée depuis plus de 25 ans, mais encore aujourd’hui, je ne peux pas parler de mes désirs. Je ne peux pas dire ce que je veux ou ce que je préfère, parce que c’est comme si je n’étais pas autorisée à franchir cette ligne. C’est comme si c’était péché, bien que ce soit mon droit. Et c’est le cas pour toutes mes amies, elles ne peuvent pas s’exprimer de la bonne manière.

Louise
Personnellement, je trouve que l’expression de nos désirs, de mes désirs, quelle que soit la forme que prend cette expression, a à voir avec l’autre, avec le regard que cet autre poserait sur moi. Donc c’est également quelque chose que l’on peut relier au cinéma. Et sur le regard que je poserais sur moi-même aussi : ce que je pense être en tant que personne, mais également ce que la société attend de moi et de ma sexualité. J’ai, par le passé, en quelque sorte fait l’analogie entre ce qui se passe dans la chambre et ce qui se passe sur le lieu du travail, parce qu’il y a parfois cette dynamique de pouvoir, que je le veuille ou non. Et souvent, la communication verbale est plus difficile qu’on ne le pense. Mais quand il est question de représentation dans les films, c’est alors complètement différent. Lorsqu’il est question de simplement communiquer des désirs sexuels dans la chambre ou en dehors, on est très loin de ce que je suppose que nous toutes ici voudrions voir à l’écran.


En ligne et incarné

Hôte: On peut considérer le monde numérique comme étant incarné : alors qu’il peut être virtuel, il n’en est pas moins réel. Et cela a été clairement démontré dans le contexte du Festival des réalités féministes de l’AWID, qui s’est tenu entièrement en ligne. Qu’est-ce que cela signifie, alors, de parler de sexualité, collectivement, politiquement, dans des espaces en ligne? Est-ce que nous naviguons dans les espaces virtuels avec nos corps et nos affects? Et dans ce cas, quels sont les différents éléments à prendre en compte? Qu’est-ce que cela fait à la communication et à la représentation?


LindiweLes réseaux sociaux nous donnent l’impression d’être dans la communauté. Quand on exprime ce qu’on veut ou ce qu’on aime, il y a toujours une personne qui sera d’accord ou pas d’accord, mais celles qui sont d’accord vous donnent le sentiment d’appartenir à une communauté. Donc, c’est plus facile de lancer ça dans l’univers, ou au vu de tout le monde, et de potentiellement ne pas recevoir autant de jugements. Et je parle là en termes très vagues parce que, selon ce que tu exprimes, tu seras vilipendée ou célébrée. Mais quand on est dans la chambre, il y a une certaine intimité à laquelle s’ajoute presque une vulnérabilité qui t’exposent et qui exposent différentes parties de toi, sur lesquelles il n’est pas aussi facile de donner son avis. Quand il est question d’exprimer ton désir, il est beaucoup plus facile d’en parler, de le dire et peut-être même de faire un tweet ou un billet sur les réseaux sociaux, ou même d’aimer et de lire ce que disent d’autres communautés qui pensent de la même manière, que de dire à ta ou ton partenaire « c’est comme ça que je veux ressentir du plaisir » ou « voilà comment je veux que tu fasses ensuite », à cause de la peur du rejet. Mais ce n’est pas tout, rien que la vulnérabilité – de permettre à l’autre personne de te voir à nu au point de savoir à quoi tu penses, ce que tu ressens et ce que tu veux – je pense que c’est là que la différence se ferait pour moi, personnellement. Je pense que c’est beaucoup plus communautaire sur les réseaux sociaux, et c’est plus facile de se lancer dans le récit. Alors que dans la chambre, tu n’as pas forcément envie de tout gâcher. Mais je pense que ça nous aide aussi, en quelque sorte, à comprendre, selon la relation avec la personne, comment agir par la suite. Donc, je sais toujours que si j’essaie de communiquer quelque chose et que je n’y parviens pas sur le moment, je peux toujours essayer d’en parler plus tard et voir quelle est la réaction, pour savoir comment l’aborder ensuite.

LouiseTu sais, la question dans les films c’est que je ne sais pas si le regard masculin est vraiment intentionnel ou pas. On n’en sait vraiment rien, en fait. Ce qu’on sait, c’est que la raison pour laquelle la sexualité en général a toujours été si hétéronormative et centrée sur la pénétration et qu’elle ne donne pas de place aux femmes pour qu’elles puissent vraiment demander quoi que ce soit dans les films, c’est parce que la plupart des gens qui travaillent dans cette industrie et qui prennent les décisions en matière de, tu sais, le déroulement de l’histoire et du montage, sont des hommes blancs. Donc, la revanche suite au viol, c’est ce genre de film très bizarre qui est apparu dans les années 1970, où pendant la moitié de l’histoire, il y aurait une femme qui est violée par une personne ou par plusieurs personnes, et dans l’autre moitié elle obtiendrait sa revanche. Donc, généralement, elle en viendrait à assassiner et à tuer les personnes qui l’ont violée, et parfois d’autres personnes de proximité. Au début de la naissance de ce genre et pendant une trentaine d’années au moins, ces films étaient produits et réalisés par des hommes. C’est aussi pour ça que nous voulons une telle représentation. Beaucoup de féministes et de pionnières dans la réalisation de films queer se sont également servies du fait de filmer pour y parvenir ainsi que pour réclamer leur propre sexualité. Je pense à Barbara Hammer, qui est une féministe et une pionnière queer du cinéma expérimental aux États-Unis, qui a décidé de filmer des femmes faisant du sexe en 16 mm et, ce faisant, réclamé un espace au sein des récits dans les films à cette époque. Il y a également la question de l’invisibilisation : on sait maintenant, grâce à Internet et au partage des connaissances, que les réalisatrices femmes et queer essaient de faire des films depuis les débuts du cinéma. On ne s’en rend compte que maintenant, parce qu’on a accès aux bases de données d’activistes, de conservatrices et de réalisatrices.


Résister face à la colonisation

Hôte: Ça nous permet d’ouvrir la discussion sur l’importance de maintenir nos histoires féministes vivantes. Les mondes en ligne ont également joué un rôle essentiel dans la documentation des protestations et de la résistance. Du Soudan à la Palestine et à la Colombie, les féministes ont déferlé sur nos écrans, remettant en question les réalités de l’occupation, du capitalisme et de l’oppression. Pourrions-nous alors parler de communiquer le désir – le désir de quelque chose d’autre – comme d’une décolonisation?


ManalC’est peut-être parce que mon village ne compte que 600 habitantes et habitants et qu’il n’est constitué que d’une seule famille, les Tamimi, mais il n’y a aucun obstacle entre les hommes et les femmes. Nous faisons tout ensemble. Donc, lorsque nous avons commencé notre résistance non violente ou lorsque nous avons rejoint la résistance non violente en Palestine, il n’était nullement question de savoir si les femmes devraient ou non y participer. Nous avons assumé un rôle très important au sein de ce mouvement ici au village. Mais lorsque d’autres villages et d’autres lieux ont commencé à se joindre à nos manifestations hebdomadaires, certains hommes se sont dit que si des femmes participaient ou rejoignaient les mobilisations, elles se battraient alors avec des soldats, signifiant qu’elles seraient des femmes faciles. Il y a eu des hommes qui n’étaient pas du village et qui ont essayé de harceler sexuellement les femmes. Mais une femme forte qui est capable de se tenir face à un soldat peut également se tenir face au harcèlement sexuel. Parfois, lorsque des femmes d’autres lieux se joignent à nos protestations, elles sont tout d’abord timides, elles n’osent pas s’approcher parce qu’il y a de nombreux hommes. Si tu veux rejoindre une manifestation, si tu veux faire partie du mouvement non violent, tu dois éliminer toutes ces restrictions et toutes ces pensées de ton esprit. Tu ne dois te concentrer que sur la lutte pour tes droits. Malheureusement, l’occupation israélienne est consciente de cette question. Par exemple, la première fois où j’ai été arrêtée, comme je porte le hijab, ils ont essayé de me l’enlever; ils ont essayé de m’enlever mes vêtements, devant tout le monde. Il y avait quelque 300 à 400 personnes, et ils ont essayé de me déshabiller. Quand ils m’ont emmenée pour l’interrogatoire, l’interrogateur m’a dit : « On a fait ça parce qu’on veut punir d’autres femmes par ton biais. On connaît ta culture. » Alors je lui ai répondu : « Je m’en fous, j’ai fait quelque chose en quoi je crois. Même si tu enlèves tous mes vêtements, tout le monde sait que Manal est en résistance. »

LindiweJe pense que même d’un point de vue culturel, ce qui est très ironique si on prend en compte la culture en Afrique, montrer sa peau n’était pas un problème avant d’être colonisée. Porter des peaux ou des cuirs d’animaux pour se protéger n’était pas un problème et les gens n’étaient pas aussi sexualisés, sauf dans un contexte approprié. Mais nous, nous sommes conditionnées à dire : « Tu devrais te couvrir », et dès que l’on n’est pas couverte on est exposée, et ça, c’est sexualisé. La nudité est sexualisée, contrairement à juste être nue; ils ne veulent pas qu’une petite fille soit nue. Mais quel genre de société avons-nous conditionnée pour nous-mêmes, si c’est pour sexualiser une personne qui est nue en dehors du contexte d’une relation sexuelle? Mais l’environnement joue un rôle prépondérant, parce que nos parents, nos grands-mères et nos tantes nous disent : « Ne t’habille pas de manière inappropriée » ou « Non, ça c’est trop court ». Donc, on entend ça d’abord à la maison, et ensuite quand on est exposée à l’extérieur, selon l’environnement, qu’il soit eurocentré ou plus occidentalisé que ce à quoi tu es habituée, alors tu es en quelque sorte libre d’être comme tu veux. Et même là, aussi libre que tu sois, il y a quand même beaucoup de choses qui vont avec, entre les remarques dans la rue et les gens qui continuent à sexualiser ton corps. Tu pourrais porter une jupe courte, et quelqu’un se dirait qu’il a le droit de te toucher sans ta permission. Tellement de choses sont associées avec la réglementation et le contrôle des corps des femmes, et cette rhétorique commence à la maison. Et après, quand tu vas dans ta communauté et dans la société, cette rhétorique continue et tu te rends compte que tu es sexualisée par la société dans son ensemble, particulièrement en tant que personne de couleur.

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La résistance en tant que plaisir

Hôte: Et enfin, de quelle manière notre résistance peut-elle être davantage que ce à quoi nous sommes autorisées? Y a-t-il un endroit pour le plaisir et pour la joie, pour nous et nos communautés?


LouiseTrouver le plaisir en tant que résistance et la résistance dans le plaisir, il y a pour moi tout d’abord cette idée du cinéma comme guérilla, ou l’action de filmer quand on ne devrait pas, ou lorsque quelqu’un t’a dit de ne pas le faire, ce qui est le cas pour de nombreuses réalisatrices femmes et queer dans le monde actuellement. Au Liban, par exemple, qui est une scène du cinéma que je connais très bien, la plupart des histoires lesbiennes que j’ai vues avaient été filmées par des étudiantes en format très court avec « aucune valeur de production » comme on le dit en Occident – ce qui signifie sans argent, à cause de la censure au niveau institutionnel, mais également au sein de la famille et de la sphère privée. À mon avis, filmer quoi que ce soit, mais aussi filmer le plaisir et le plaisir dans les histoires lesbiennes, est un acte de résistance en soi. Très souvent, s’emparer d’une caméra et trouver quelqu’un pour le montage et quelqu’un pour jouer est extrêmement difficile et nécessite un fort positionnement politique.

LindiweJ’ai un groupe de soutien pour les victimes de viol. J’essaie d’aider les femmes à se réintégrer d’un point de vue sexuel : vouloir à nouveau avoir des relations intimes, ne pas laisser leur traumatisme avoir une telle influence sur leur avenir. Ce n’est pas chose facile, mais c’est individuel. Donc, je commence toujours par la compréhension de son corps. Je pense que plus on le comprend et l’aime et plus on en est fière, plus on est capable de permettre quelqu’un d’autre dans cet espace. J’appelle ça « la formation à la sensualité », et je les accompagne pour qu’elles commencent à se voir non pas comme des objets sexuels, mais comme des objets de plaisir et de désir qui peuvent être interchangeables. Donc, on mérite de recevoir et de donner. Mais ce n’est pas simplement d’un point de vue psychologique, c’est aussi physique. Quand tu sors de la douche, quand tu sors du bain, et que tu enduis ton corps avec du lait de toilette, regarde toutes les parties de ton corps, touche toutes les parties de ton corps, découvre là où il y a des changements, apprends à connaître ton corps de telle manière que tu sais quand un nouveau bouton apparaît sur ton genou, tu te connais si bien que tu sais qu’il y a quelques heures, il n’était pas là. Donc, des choses comme ça, où je fais en sorte que les femmes s’aiment de l’intérieur, pour sentir qu’elles méritent d’être aimées dans un lieu sûr, c’est comme ça que je les oriente pour qu’elles réclament leur sexualité et leur désir.

ManalTu sais, nous avons commencé à voir des femmes arriver de Naplouse, de Jérusalem, de Ramallah, même des territoires occupés de 1948, qui ont conduit trois ou quatre heures juste pour venir manifester avec nous. Après ça, nous avons essayé d’aller dans d’autres lieux, de parler avec les femmes, de leur dire qu’elles ne doivent pas être timides, qu’elles doivent simplement croire en elles-mêmes et qu’il n’y a rien de mal à ce qu’elles font. Tu peux te protéger, donc où est le mal à participer ou à nous rejoindre? Un jour, j’ai demandé à des femmes : « Pourquoi vous rejoignez-nous? » Et elles ont répondu : « Si les femmes Tamimi peuvent le faire, nous aussi on peut le faire ». En toute honnêteté, j’étais très contente d’entendre ça, parce qu’on était comme un modèle pour d’autres femmes. Si je dois me battre pour mes droits, ça doit être pour tous mes droits, pas juste un ou deux. Les droits, ça ne se divise pas.