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Her YerTaksim! (Taksim partout!) L’engagement des féministes et des LGBTQI dans le mouvement protestataire du parc Gezi

DOSSIER DU VENDREDI : L’annonce de la décision d’un tribunal administratif[1] adoptée début juillet suspendant le projet d'aménagement du parc Gezi à Istanbul a été éclipsée par la charge violente de la police contre un groupe initialement assez réduit de manifestants qui s’opposaient à la destruction du parc. Ces protestations se sont généralisées et les revendications se sont étendues au domaine social pour dénoncer les dérives de plus en plus autoritaires du gouvernement du Premier Ministre Recep Tayyip Erdoğan.

Par Saira Zuberi

Une constellation de groupes de la société civile a participé à l'occupation du parc Gezi amorcée à la fin du mois de mai et qui a déclenché des manifestations dans tout le pays. Le mouvement a d'abord été une réaction à la décision municipale d'abattre les arbres du parc Gezi pour permettre la réalisation d'un projet d'aménagement, en dépit d’un arrêt judiciaire dans le sens contraire. Toutefois, l’intervention musclée de la police et la brutalité à laquelle l’État a de plus en plus recours ont provoqué la colère de gens aux tendances politiques les plus diverses. Selon des estimations officielles, le mouvement protestataire qui s'exprime dans tout le pays pour dénoncer les politiques appliquées par le AKP (AdaletveKalkınmaPartisi/Parti de la justice et du développement) dans un vaste éventail de domaines compte aujourd'hui plusieurs millions d’adhérents. Des enquêtes menées dans le parc font apparaître que la majorité des manifestants ne reconnaît aucune affiliation avec les nombreux partis, syndicats et groupes de la société civile qui campent dans le parc Gezi, mais qu'il y existe des groupes visibles et actifs tels que le bloc LGBT et le collectif féministe socialiste Sosyalist Feminist Kolektif.

Selon certains médias internationaux, le mouvement protestataire de Gezi est le reflet d’un antagonisme entre l’héritage séculaire d’Atatürk et la position du gouvernement islamiste de l’AKP, ce qui simplifie en quelque sorte le conflit. L'imposition de la vision patriarcale de la religion et de la culture est certes une des caractéristiques des politiques et du discours de l’AKP, mais le manque de perspectives de genre ne se limite pas à ce parti. Dans un large éventail de domaines, le régime fait toutefois preuve de très peu d'intérêt pour l'engagement démocratique ou de patience vis-à-vis de la dissidence; de grands projets de construction soutenus par le parti au pouvoir, tels que la construction d'un troisième pont sur le Bosphore ou un troisième aéroport à Istanbul, tendent à bénéficier des alliés du régime actuel et démontrent que les impacts écologiques ou l'opinion publique ne préoccupent guère les autorités en place.

L’attitude de plus en plus dictatoriale du premier ministre Erdoğan, au pouvoir depuis plus de dix ans, s'est manifestée à une réunion de l’AKP tenue de 16 juin, soit un jour après la répression et l'évacuation brutales par la police turque du camp dressé dans le parc Gezi; c'est ici que se trouve « la vraie Turquie » a affirmé Erdoğan sur un ton arrogant, entre deux énormes posters de lui-même, et devant une foule dont l'importance est généralement surestimée par le gouvernement et les médias officiels et qui, selon certains rapports, était essentiellement composée de personnes qui ont été soudoyées et transportées gratuitement, ainsi que de fonctionnaires publics qui ont probablement été obligés de participer à la manifestation. L'attitude méprisante d'Erdogan vis-à-vis des dissidents a provoqué l’éloignement de nombreux groupes sociaux pour différentes raisons (y compris des anciens partisans de l’AKP et se sentent trahis par les politiques économiques néolibérales appliquées par leur parti ayant mis sur pied le mouvement des musulmans anticapitalistes Anti-KapitalistMusulmanlar/Musulmans anti-capitalistes, un des groupes religieux d'opposition très présent dans les manifestations du parc de Gezi).

Régression des droits des femmes

Pour les activistes des droits des femmes, le régime imposé par l’AKP a causé une myriade de problèmes qui ont déterminé la participation d'un grand nombre de femmes parmi les « marginaux » et les « vandales»[2]qui ont campé dans le parc Gezi et participé aux manifestations qui se sont déroulées dans toute la Turquie. L’année dernière, le gouvernement a restructuré le ministère des questions familiales et de la femme, aujourd'hui transformé en ministère des politiques familiales et sociales, ce qui marque un nouveau recul de l'engagement déjà faible de l'État vis-à-vis de l'égalité des genres, de l'autonomisation économique et de la violence à l'égard des femmes. En Turquie, le taux de participation des femmes à la population active est extrêmement faible, car, d'une manière générale, le travail des femmes est lié aux obligations domestiques et de soins et la réaction des autorités face aux niveaux croissants de violence à l'égard des femmes (VAW) reste très timide.

Erdoğan a publiquement affirmé qu'il ne croit pas à l'égalité des genres, puisque « les hommes et les femmes n'ont pas été créés égaux ». Le discours gouvernemental fait souvent appel à la religion, à la morale ou aux valeurs familiales et Erdoğan encourage les femmes à avoir trois à cinq enfants pour contribuer à l'accroissement de la population turque (où le taux de fécondité est de quasi-remplacement) et suggère même une éventuelle récompense pour la naissance du troisième enfant. Erdoğan ponctue son discours en faveur des familles nombreuses d’attaques de plus en plus virulentes contre les droits reproductifs des femmes, en particulier durant le printemps 2012 lorsqu'il a comparé l'avortement au massacre de Uludere[3]. Le gouvernement a ensuite annoncé qu'il préparait un projet de loi visant à limiter l'accès à l'avortement de 10 à 4 semaines, ce qui revient à interdire l'avortement pour les nombreuses femmes qui pourraient ignorer qu'elles sont enceintes ou seraient dans l'impossibilité d'accéder aux soins de santé en temps opportun. La réaction des activistes des droits des femmes et leurs alliés en Turquie ont obligé le gouvernement à faire machine arrière, mais les obstacles imposés à l'accès à différents services de santé reproductive, y compris l'avortement, ont déjà été mis en place. La notion d’objection de conscience a été introduite pour les professionnels de la médecine et des restrictions ont été imposées sur les personnes pouvant effectuer la procédure, ainsi que sur la durée autorisée. La population craint aussi que l'utilisation de la pilule du lendemain ou de toute contraception orale d'urgence soit restreinte et que les droits à l'avortement soient à nouveau remis en question. Le fléchissement constant du taux de natalité montre toutefois le divorce évident qui existe entre la vision idéalisée de la famille et de la nation de l’AKP et la réalité des femmes et des familles en Turquie.

En matière d’éducation, de récents amendements permettent aux enfants de fréquenter des écoles religieuses (imam hatip) ou de poursuivre leurs études à la maison après quatre ans d'éducation primaire (alors que jusqu’à présent la norme était de huit ans ), ce qui amène certains à penser que ces modifications vont encore compromettre davantage les possibilités d'éducation pour les filles et d'autres jeunes marginalisés. Les protestataires du parc de Gezi continuent d’exprimer leur mécontentement face au manque de mesures adoptées pour faire à l’augmentation de la violence faite aux femmes. Un tribunal de la ville kurde de Bingöl a décidé de relaxer quatre des cinq militaires accusés d'avoir violé une adolescente, dont on ne connaît que les initiales EA, pendant deux ans. Cette décision a provoqué des manifestations où on pouvait lire des pancartes disant « Vous lapidez ceux qui se tiennent la main et vous relâchez le violeur d'une jeune fille de seize ans ».

Les droits des LGBTQI sont ignorés

En Turquie, les communautés lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, queers et intersexuées (LGBTQI) sont confrontées à de graves discriminations et violences, les personnes transgenres étant particulièrement vulnérables. Malgré cela, les efforts de lobby des groupes LGBTQI pour introduire la notion d’identité de genre et d’identité sexuelle dans la clause relative à l'égalité de la constitution (Art. 10) et dans d'autres lois ont été constamment rejetés.

Cependant, tout espoir n'est pas perdu malgré l'intransigeance du gouvernement. La forte visibilité du bloc LGBT au parc Gezi et dans d'autres manifestations a été suivie d'un succès sans précédent de la onzième Gay Pride réalisée le 30 juin à Istanbul. La marche s'est déroulée sur le thème de la “diren” ou résistance, en allusion à la direndu parc Gezi. Des slogans de solidarité avec la cause kurde ont également été entendus durant la Gay Pride- aux cris de “Her yerTaksim, her yerdireniş/Partout c'est Taksim, partout c'est la résistance!” ont succédé ceux de “Her yer Lice, her yerdireniş!” en reconnaissance des manifestants kurdes blessés et tués dans le district de Lice à Diyarbakir alors qu’ils protestaient contre l'agrandissement d'un camp militaire à la veille de la Gay Pride.

Malgré les craintes des communautés LGBTQI devant l'attitude de plus en plus agressive et violente de la police dans toutes les manifestations réalisées à Gezi, la Gay Pride s'est déroulée sans incident. Sezenyalçın, une activiste des droits des LGBT explique: « pendant la journée… les différents groupes se sont installés dans le parc, le bloc LGBT (comme nous nous appelons) a dressé un stand et nous avons passé nos jours et nos nuits… non seulement à distribuer des aliments, des boissons et d'autres articles, mais aussi à marquer notre présence en tant que LGBT qui réclament leurs droits. Nous avons établi des contacts très étroits avec différents groupes sociaux: musulmans, extrême gauche, fans de football, etc. Plus Erdoğan durcissait son discours et intensifiait l'utilisation de la force contre les manifestants, plus nous nous rapprochions des différents groupes. En tant que communauté LGBT, il est important de nous intégrer à une opposition publique plus large. Certes, au cours des deux dernières années, nos marches attiraient beaucoup de public et suscitaient beaucoup d'enthousiasme, mais finalement, nous nous étions toujours entre nous et une fois la marche terminée, notre souveraineté sur l'avenue İstiklal[4]disparaissait. Cette année au contraire, à partir de notre présence au parc, nous savions que nous ne serions pas seuls durant la marche et c'est précisément cela qui s'est passé. »

En résumé, pour les femmes et les minorités sexuelles ainsi que pour beaucoup d'autres secteurs de la société marginalisés, -qu’ils soient journalistes, universitaires, Alevis, Kurdes, athées, socialistes ou membres d'autres minorités et dissidents - nombreuses sont les raisons pour protester contre le gouvernement, raisons qui ne cessent de se consolider au fil des manifestations dont le mouvement protestataire de type environnemental contre la destruction du parc n'a été que l'étincelle. Certaines de ces raisons sont liées à la vision de religion et de culture imposée par le gouvernement de l’AKP, et d'autres aux politiques économiques et sociales qui sont à l'origine de la marginalisation de larges pans de la société.

Après la nuit du 15 juin, durant laquelle les protestataires du parc Gezi ont été violemment dispersés, de nombreux comités se sont formés pour tenir des forums communautaires réguliers sur d'autres places d'Istanbul et les manifestations et affrontements avec la police sont aujourd'hui monnaie courante. La question qui se pose est de savoir si cette opposition bigarrée sera capable de formuler un programme clair et intégral permettant d'unir leurs positions. L’élément essentiel, pour les femmes et les minorités sexuelles, sera de veiller à ce que tout parti ou mouvement politique issu de la direnis du parc Gezi se concentre sur la protection des droits humains universellement reconnus pour tous.

NOTES

[1] L’appel présenté par le gouvernement a depuis lors annulé la décision du tribunal administratif et ouvert la voie à une éventuelle construction d'un centre commercial, d'hôtels, etc., et d'une mosquée sur les terrains actuellement occupés par le parc.

[2]Erdoğan (AKP) fait souvent référence aux contestataires en les traitants de “marjinal”, et de “çapulcular” (vandales), voire même de terroristes. Les manifestants n’ont d'ailleurs pas tardé à faire œuvre de dérision et à s’approprier du vocable Çapulcu qu'ils déclinent de différentes façons (1, 2, 3).

[3] Le massacre de Roboski/d’Uludere du nom du district kurde où 34 villageois, essentiellement des enfants, ont été tués en décembre 2011 par l’aviation turque.

[4]L’avenue İstiklal (Indépendance) est l'une des plus principales avenues piétonnières d’Istanbul: elle débouche sur la place Taksim et accueille chaque année la Gay Pride qui se déroule à Istanbul.

Traduit par : Monique Zachary

Category
Analyses
Source
AWID